Pourquoi les gens qui ne supportent pas le fait « de ne rien faire » sont souvent malheureux ?

Selon les travaux du sociologue Jean Viard, la durée de vie moyenne d’un individu en France est d’environ 700 000 heures, dont seulement 10 % sont consacrées au travail. Autrement dit, nous ne consacrons plus que 10 % de notre temps de vie au travail.

Pour rappel, au début du XXe siècle, nos prédécesseurs consacraient un peu plus de 50 % de leur temps de vie de au travail.
Et au XIXe siècle, c’était encore pire, car le temps de notre vie consacré au travail était de 70 à 80 % !

Nous avons donc collectivement gagné du temps de vie !

Cependant – et c’est là un curieux paradoxe – malgré cette disponibilité accrue, malgré le fait que nous n’ayons jamais été autant disponible que jamais, le manque de temps est devenu une telle hantise, de sorte que la procrastination est désormais vue comme une pathologie, voire le fléau du siècle (il suffit juste de taper le mot « procrastination » sur la barre de recherche de Google, et vous verrez ainsi défiler sous vos yeux des milliers d’occurrences relatives aux solutions face à la procrastination)

Dès lors, comment expliquer cette étrangeté ? Comment expliquer notre manque de temps alors qu’on a sans doute jamais été autant disponible ?

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Certes. La première explication qui s’impose pour expliquer ce curieux paradoxe tient à la finitude humaine.

Notre finitude nous encourage effectivement à ne pas perdre de temps.

Vu que notre temps sur cette terre est limité, autant se bouger à faire le maximum de choses durant le temps de notre courte existence, au risque d’ailleurs d’oublier de vivre le « moment présent » à force de vouloir « rentabiliser » chaque instant de notre existence.

– « Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous le soyons jamais. » disait d’ailleurs autrefois le philosophe Pascal

La finitude est donc un début d’explication ! Certes. Mais ce n’est pas comme si l’Humanité venait de découvrir l’existence de la mort ! La certitude de la mort existait déjà autrefois.

Que s’est-il donc passé pour que cette angoisse relative au fait de manquer du temps augmente – alors qu’encore une fois nous n’avons jamais été autant disponibles ?

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Pour ma part, je pense que si ce « manque de temps » est devenu si problématique aujourd’hui – et ce sera cette SECONDE EXPLICATION/HYPOYHESE que je privilégierai davantage – c’est parce qu’un phénomène contemporain est venu définitivement altérer notre rapport au temps.

Je veux bien évidemment parler des usages actuels des réseaux et médias sociaux, et de manière générale de l’érection des « influenceurs » en modèles de réussite, ou guide de vie.

Les réseaux sociaux et les médias numériques ont en effet radicalement changé notre relation au temps et à la façon dont nous percevons et utilisons ce temps. Nous sommes constamment bombardés de notifications de réseaux sociaux et de messages/clips de motivation nous incitant à être toujours plus productifs, et d’e-mails professionnels, d’images relatives à la vie de rêve des selfs-made-man qui se sont donnés la peine d’accomplir leur rêve, bref de tant de stimuli qui nous maintiennent connectés en permanence.

Tout cela a pour effet de fragmenter notre temps et de nous faire perdre notre capacité à nous concentrer sur une tâche ou une activité donnée pendant une période prolongée.

Par ailleurs, l’érection des « influenceurs » et célébrités des réseaux sociaux – et surtout la publicité sur les réseaux de leur mode de vie (Instagram, tik tok) n’a pas arrangé les choses.

Cette représentation biaisée et irréaliste de leur vie auxquelles nous sommes constamment confrontés, notamment sur les réseaux, l’idéologie du self-made made man qui accompagne souvent nombre de discours sur les réseaux (en témoignent d’ailleurs le succès des fameux « coachs » et des vidéos de motivation sur le net ) culpabilisent énormément les individus qui en viennent à qu’ils n’en font peut-être pas assez pour être « heureux ».

En conséquence, le temps est devenu un bien précieux, toujours plus rare et plus difficile à trouver.

Surtout quand dans la journée, notamment pour avoir une « vie de rêve et être en même temps ultra-productif », il nous est recommandé de faire dans la journée (LISTE NON EXHAUSTIVE) :

→ méditer régulièrement,

→être une super maman à l’esprit de famille/cadres dynamiques/athlètes accompli
→de ranger sa maison comme Marie Kondo,
→de faire l’école à la maison et d’élever son enfant HPI avec les méthodes les plus modernes en pédagogie,
→ d’avoir tel pourcentage de rapports intimes
→être productif 24h/24
→d’être à chaque fois, tel un compétiteur, “la meilleure version de nous-même” aussi bien sur le plan physique et psychique

→ De lire tel nombre de livres par jour
De cuisiner maison et local / Concevoir ses propres produits d’Hygiène et éco-responsable/

Et tant d’autres activités. Et au diable la charge mentale ! C’est pour les « bonnes femmes » de toutes les façons !

Partant de là, il n’est dès lors pas étonnant que beaucoup d’individus en viennent à ressentir beaucoup de culpabilité (vu que ce sont là des activités qu’aucun être humain normalement constitué ne peut faire en 24 heures ). Culpabilité sur laquelle surfent d’ailleurs les influenceurs et autres coachs en développement personnel (Vente des To-do list, coaching personnalisé, livre de dev personnel etc).

Bref, c’est le serpent qui se mord la queue, un cercle vicieux en somme, mais une entreprise bien juteuse !

La généralisation de l’emploi du temps, même dans le cadre domestique/familial, est d’ailleurs devenu pour moi assez symptomatique de l’époque dans laquelle nous vivons !

Autrefois, l’emploi du temps était réservé aux écoliers, étudiants, travailleurs etc. Mais aujourd’hui, l’usage d’un emploi du temps – idée moderne – s’est tellement répandu que tout le monde se sent obligé d’en avoir un pour être efficace et atteindre ses objectifs.

Or ce temps séquencé – même dans le cadre domestique et intime – cette obsession de la productivité et de l’efficacité ont un coût.

Les individus sont constamment sous pression pour en faire toujours plus, pour être toujours meilleurs, pour ne jamais perdre de temps, une productivité qui se réalise malheureusement au détriment du bien-être et de la santé mentale. Ce n’est d’ailleurs pas étonnant que les pays occidentaux, et la France en particulier, soient particulièrement consommatrices en termes d’antidépresseurs.

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Tiens, en parlant d’EMPLOI DU TEMPS, et POUR CONCLURE …

En 1975, paraissait un essai qui allait faire grand bruit : “Surveiller et punir” (du philosophe Michel Foucault)

Dans cet essai, et pour résumer très vite et à grands traits, Foucault étudie l’apparition historique de la prison moderne. Et il constate que si la prison moderne est apparue au XIXe siècle, ce n’est nullement un hasard. Bien au contraire ! La prison moderne, et de manière plus générale, la philosophie carcérale est apparue du fait d’un certain nombre de mutations, parmi lesquels la mutation du pouvoir, et des objectifs de ce dernier en termes de domination, et contrôle des individus.

Foucault montre dans cet essai que la prison n’est que l’arbre qui cache la forêt, et qu’en réalité, la philosophie carcérale s’est étendue à l’échelle de la société entière, de sorte que nous vivons tous en réalité dans un univers carcéral, dans une prison à ciel ouvert sans nous en rendre forcément compte.

Et ce qui est très intéressant pour le sujet qui nous concerne présentement, c’est que le philosophe Michel Foucault débute sa démonstration par le compte rendu millimétré d’un emploi du temps dans une prison au XIXe siècle.

Michel Foucault décrit notamment comment le temps des prisonniers était calculé au XIXe siècle, utilisé, optimisé à la seconde près, et comment durant ce temps séquencé, les détenus devaient accomplir un maximum de tâches, l’objectif du pouvoir étant de réinsérer et « discipliner » ces individus, de les rendre travailleurs, productifs mais aussi obéissants [face aux règles, face aux autorités, face au pouvoir établi etc.]

Foucault montre tout au long de son essai que cet usage du temps [de l’emploi du temps] ne visait pas à libérer ou émanciper les individus. Bien au contraire.

L’auteur nous explique comment l’emploi du temps millimétré des prisonniers [ainsi que de la discipline de leurs corps] a été progressivement étendu à des instances “disciplinaires”, à l’armée, l’école (A l’école, tout est chronométré, les élèves doivent intérioriser un certain nombre de valeur, réaliser un max d’activités pédagogiques, être obéissants, se tenir corporellement d’une certaine façon, se lever à certains moments et s’asseoir à d’autres, respecter un certain dress code etc.) de manière à contraindre les individus, les contrôler, booster leur productivité (pour les besoins du pouvoir), à minorer leur capacité à se rebeller en leur faisant intérioriser dès le plus jeune âge la déférence face au pouvoir, à ses valeurs etc.

Et je trouve cela très intéressant, car tout petit, on nous a tous inculqué l’idée qu’avec un bon emploi du temps (pour nos études, nos projets etc.), on serait les maîtres à bord, les maîtres de notre temps, qu’on contrôlerait ce temps.

Foucault nous montre que d’une certaine manière il n’en est rien, et que cette façon de séquencer le temps relèverait en réalité d’une philosophie carcérale. Bref, que bien loin d’être les maîtres à bord, nous serions en réalité tous dépossédés de notre temps, une dépossession au service et pour le plus grand bonheur du Pouvoir en place.

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QUELQUES CITATIONS POUR FINIR

 » Le temps est le champ du développement humain. Un homme qui ne dispose d’aucun loisir, dont la vie tout entière, en dehors des simples interruptions purement physiques pour le sommeil, les repas, etc., est accaparée par son travail pour le capitaliste, est moins qu’une bête de somme. C’est une simple machine à produire de la richesse pour autrui, écrasée physiquement et abrutie intellectuellement. Et pourtant, toute l’histoire de l’industrie moderne montre que le capital, si on n’y met pas obstacle, travaille sans égard ni pitié à abaisser toute la classe ouvrière à ce niveau d’extrême dégradation. » Karl Marx

“ Celui qui ne dispose pas des deux tiers de sa journée pour lui-même est un esclave, qu’il soit d’ailleurs ce qu’il veut : politique, marchand, fonctionnaire, érudit » Nietzsche

PS : J’aime bien cette illustration de l’artiste Elise Gravel

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