Le féminisme expliqué à mon père

Il est onze heures. Camille, écouteurs aux oreilles, prend des notes sur son bloc-notes. Sur un coin de sa table de travail, traîne un bouquin entr’ouvert : Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir. 

LE PÈRE, se saisissant du livre : C’est Simone de Beauvoir ?! Oh non, ma chérie ! Pas toi ! Ne me dis pas que toi aussi,  t’es devenue une de ces féministes misandres qu’on voit tout le temps à la télé !

CAMILLE, enlevant les écouteurs de ses oreilles : Salut Pa ! Désolé, je n’ai pas compris ce que tu viens de dire. Tu disais ? 

LE PÈRE, en déposant l’ouvrage sur la table; Je disais que cela me chagrine que tu sois devenue comme Sandrine Rousseau, ou une de ces féministes misandres comme on en voit tous les jours sur tous les plateaux-télé !

CAMILLE : Hmm … 

LE PÈRE : Ba quoi ?! J’ai pas raison ?! Encore au moyen-âge, ou au XIXe siècle, je pouvais comprendre l’intérêt du féminisme. Si j’avais vécu à cette époque, j’aurais même  féministe ! Mais de nos jours, les femmes ont les mêmes droits que les hommes. Elles ont le droit de voter, le droit à l’éducation, le droit de travailler etc.  Qu’est-ce qu’elles veulent de plus? Très sincèrement, je ne comprends pas pourquoi vous les féministes, vous passez votre temps à chouiner…

CAMILLE : Alors… beaucoup de choses à dire. 

Pour commencer, les féministes ne passent pas leur temps à chouiner comme tu dis… Elles militent, réfléchissent, se rassemblent, créent des associations… bref, autrement dit, elles essaient de prendre leur destin en main. C’est donc tout le contraire de “chouiner”. 

LE PERE : …

CAMILLE : Par ailleurs, sur le fait que t’aurais été féministe à l’époque, ou de l’intérêt du féminisme dans le passé… Désolé Papa, je pense au contraire, que tu aurais été de ceux pensant le plus grand mal du féminisme. 

On l’oublie souvent, mais à pratiquement aucun moment de l’histoire, les luttes féministes n’ont fait l’unanimité. Bien au contraire. Elles ont tout le temps été combattues, moquées, réprimées, voire pire, par la société, la religion, les hommes, et même certaines femmes (!)

Tout ça, on l’a juste oublié, et certaines conquêtes féministes étant devenues des évidences(droit de vote, droit d’ouvrir un compte sans l’assentiment de son époux etc.), personne n’aurait l’idée de revenir en arrière sans passer pour un fou furieux, ou un réactionnaire ridicule. 

Partant de là, et comme disait l’autre, il est “facile de reconnaître la validité des combats d’hier, quand les féministes ont triomphé; facile aussi, surtout d’un point de vue de dominant, de balayer d’un revers de main les combats d’aujourd’hui”

LE PÈRE : Ok, c’est vrai que c’est un argument facile… Mais par contre… Tu ne me réponds toujours pas sur la pertinence ou l’intérêt des luttes féministes aujourd’hui. 

Parce que t’auras beau me sortir toute ta science, il n’empêche qu’aujourd’hui, les lois sont très égalitaires. Et les femmes disposent des mêmes droits que les hommes.

CAMILLE : C’est vrai que les femmes disposent de ces droits. Et je ne suis pas en train de dire que rien n’a été fait. Loin de là. 

Seulement voilà, les choses ne sont pas aussi simples. 

Comme l’observait naguère le philosophe Karl Marx, il y a parfois un écart entre les droits formels et les droits concrets. Dit autrement, ce n’est pas parce qu’un Etat s’appelle la République démocratique du Congo ou République Populaire de Chine que cet État est républicain et démocratique. 

De la même façon, le fait qu’il existe des lois égalitaires dans un état n’est pas forcément synonyme d’égalité réelle. 

Regarde. Les violences conjugales sont interdites par la loi, et pourtant chaque année, des milliers de femmes meurent sous les coups de leurs conjoints. 

En 1944, il y avait une égalité politique. Il a fallu pour autant attendre longtemps – notamment grâce à la parité – pour qu’il y ait également des femmes députés, sénatrices etc. 

Je pourrais te parler des violences/agressions sexuelles mises en exergue par “Me Too”, des sondages qui montrent qu’une femme sur 10 a été victime d’Harcèlement/d’agression sexuelle etc. Et que tout cela a été longtemps minoré par la société, l’Etat etc. Que les policiers/gendarmes n’étaient pas formés, décourageaient souvent les femmes de porter plainte etc. 

Je pourrais te parler de la culture du viol etc. 

Et puis, la France, ce n’est pas le monde. Dans de nombreux pays en Asie, Afrique, Proche-orient, etc. beaucoup de choses restent à faire du point de vue du féminisme… 

Bref, si on devait étendre la logique de ton argumentaire, il faudrait qu’il n’y ait plus d’associations anti-racistes (racisme interdit par la loi), qu’il n’y ait plus des associations de protection de l’enfance (la pédophilie, l’inceste sont interdites par la loi), etc. 

LE PERE: Ok, ok. Je comprends. Il y a parfois un écart entre les droits formels et les droits réels… 

Et je veux bien concevoir que les objectifs des féministes sont nobles. Mais en quoi haïr les hommes vont changer quoi que ce soit ? 

Parce que quand j’entends certaines féministes… 

CAMILLE : Lesquelles… 

LE PERE : Euh… Je ne sais pas, je n’ai pas de nom là tout de suite qui me vienne en tête, mais… euh, je suis sûr que j’ai entendu l’autre fois à la télé, une féministe qui disait…euh, sa haine des hommes et du patriarcat. Bref, tu me comprends…

CAMILLE : Pas forcément papa…  Et il y a une subtile différence entre les hommes (les individus) et le patriarcat en tant que système ou forme d’organisation sociale. 

Pour commencer, de mon point de vue en tout cas, le féminisme ne signifie pas haïr les hommes ou vouloir être « supérieures » aux hommes, mais plutôt lutter pour l’égalité entre les sexes. Une société égalitaire, c’est quelque chose qui profite à tout le monde, pas seulement aux femmes.

D’ailleurs de nombreuses féministes ont une vision inclusive des combats féministes. Dans un ces passages dédiées à l’éducation des enfants, la romancière féministe Chimamanda Ngozi Adichie dans son ouvrage “Nous sommes tous des féministes” déclare (en le déplorant) : 

“Notre façon d’éduquer les garçons les dessert énormément. Nous réprimons leur humanité. Notre définition de la virilité est très restreinte. la virilité est un cage,  nous y enfermons les garçons (…) Nous leur apprenons à dissimuler leur vrai moi (…)  

Un garçon et une fille sortent ensemble avec un peu d’argent de poche.  Pourtant, c’est toujours le garçon qui doit régler l’addition – pour prouver sa valeur, pour prouver sa virilité. 

Et si nous inculquions un garçon et aux filles qu’il ne faut pas faire de lien entre virilité et argent ? et si ce n’était pas au garçon de payer mais surtout au plus riche de payer (…) Mais ce que nous faisons de pire aux hommes, en les convaincant que la dureté c’est une obligation, c’est de les laisser avec un ego très fragile. Plus homme se sent contraint d’être dur, plus son ego est faible” 

Par ailleurs, les féministes ne sont pas un Tout homogène. C’est un peu comme si tu disais que Besancenot = Macron, au motif que Macron s’est dit de gauche lorsqu’il conseillait François Hollande. 

Oui, tu trouveras toujours ici et là des féministes ayant des propos X ou Y. Mais n’est-ce pas faire de l’amalgame qu’en amalgamant toutes les féministes ? D’ailleurs, c’est même un peu sexiste pour le coup. Tu ne penses pas ?

LE PÈRE : … Ok, soit. Effectivement, je fais peut-être un amalgame. Mais je trouve tout de même que le féminisme va parfois trop loin. Par exemple, cette idée du langage inclusif, ou de l’écriture inclusive… Pour moi, c’est tout simplement totalitaire. Mettre de la politique dans la langue, c’est totalitaire… digne du roman d’Orwell. 1984.  Et puis c’est moche ces points médias partout ! 

CAMILLE : Hmm…

PAPA : Comment ça Hmm… ? J’ai pas raison ?!  

CAMILLE : Eh bien, il y aurait plusieurs choses à dire. 

Pour commencer, Le langage, la langue n’est pas si neutre que ça. Roland Barthes disait même :  « Mais la langue, comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire »

Sans aller aussi loin qu’un Barthes, il y a toujours eu de la politique autour de la langue. Lorsqu’un souverain (François 1er) choisit de faire d’un dialecte parlé principalement en île de France la langue administrative d’un royaume, c’est de la politique. 

Lorsque des législateurs se battent contre les langues régionales, c’est de la politique. 

Lorsque des grammairiens du 17e/18e décident de supprimer la règle de proximité au profit du fameux “Masculin qui l’emporte sur le féminin”, c’est aussi et encore de la politique, et je pourrais continuer comme ça pendant très longtemps. 

Par ailleurs, certains chercheurs (je pense notamment à l’hypothèse Sapir-Whorf) pouvait influencer, ou affecter (de manière mineure) notre façon de voir le monde. Partant de là, il ne me semble pas problématique de questionner la langue, de faire en sorte qu’il y ait une meilleure visibilité des femmes, et de manière générale du féminin dans la langue. 

D’ailleurs, le point médian – tant décrié – n’est qu’une des modalités parmi tant d’autres. 

LE PÈRE : Comment ça ? Parmi tant d’autres ? 

CAMILLE : Eh bien… Comme je viens de te le dire, l’écriture inclusive consiste à assurer ou promouvoir une meilleure visibilité des femmes, et de manière générale du féminin dans la langue.

Pour ce faire, l’écriture inclusive sera structurée par deux grands principes : 

La féminisation [féminisation des noms de métiers par exemple, du genre avocate, institutrice, ambassadrice, autrice (même si autrice est un vieux mot) etc. 

Et ça, je ne pense pas que tu sois contre … 

LE PÈRE : En effet, c’est une aberration qu’il ait fallu attendre si longtemps pour que des noms de métiers soient féminisés…

CAMILLE : Je ne te le fais pas dire… 

Et le second principe du langage inclusif/ écriture inclusive, c’est la neutralisation, en recourant à des formes indifférenciées. 

Par exemple, dans une phrase, au lieu d’utiliser le mot Hommes, on utilisera le terme humains. 

On pourra également utiliser des doublons (Chers étudiantes et étudiants etc.) 

On pourra également utiliser des termes épicènes comme vidéastes, élèves etc. 

LE PÈRE : Cela veut dire quoi épicène ? 

CAMILLE : Un mot épicène est un mot qui ne varie pas selon le genre, c’est-à-dire que c’est un mot qui peut être employé aussi bien au masculin qu’au féminin sans variation de forme. 

Par exemple, on peut aussi bien dire “un élève” qu’[une élève] 

LE PÈRE : Ah ! Je comprends ! 

CAMILLE : Bref, pour en revenir au sujet, tu vois donc que le point médian n’est qu’une modalité parmi tant d’autres dans ce qu’on appelle l’écriture inclusive. Et que par ailleurs, toi-même, sans t’en rendre compte, non seulement tu recours à un langage inclusif/écriture inclusive au quotidien, mais en plus, t’es même d’une certaine manière partisan de l’écriture inclusive. 

LE PÈRE : … 

CAMILLE : Quoi qu’il en soit, je ne dis pas que c’est simple, c’est la panacée, que ce type d’écriture règlera tous les problèmes, loin de là. Mais lutter contre les stéréotypes dans la langue, promouvoir l’égalité, ne me semble pas inutile. 

Et bien sûr, il y a d’autres problématiques liées aux inégalités entre les hommes et les femmes. 

LE PERE : Ok, je vois… J’avoue que je n’avais jamais envisagé les choses de cette façon… 

Je ne vais pas te mentir, ma fille… Je pense que j’aurais encore un peu du mal avec cette histoire du féminisme, mais là, tu m’as donné l’occasion d’y réfléchir ou du moins, d’envisager les choses d’une autre manière… 

CAMILLE : Oui, je comprends Papa. Et crois-moi, c’est déjà ça… car contrairement à beaucoup, tu montres que tu fais preuve d’une grande ouverture d’esprit… Encore une fois, l’important pour moi, ce n’est pas de convaincre, mais plutôt de donner à réfléchir comme disait l’autre. 

LE PÈRE, mettant son tablier : Bien parlé ma fille !  Bon alors, pour ce midi, steak-frites, ou tarte-poireaux ? 

CAMILLE, se levant pour aider son père à la cuisine : Tarte-poireaux ! 

Au fait, Je t’avais déjà dit qu’il y avait des philosophes qui s’étaient posées la question de savoir s’il était moralement justifiable de manger des animaux ? 

LE PÈRE, ébouriffant les cheveux de sa fille en arborant un grand sourire : Ah non, ne commence pas hein !  

(Rires du père et sa fille) 

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