Quelques réflexions de Pierre Bourdieu à partir du cas Macron

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Depuis l’accession d’Emmanuel Macron au pouvoir, la gouvernance de ce dernier s’est caractérisée par un flot incessant de petites phrases. Qu’il s’agisse de ses déclarations sur les personnes considérées comme insignifiantes dans une gare, de ses commentaires sur les femmes illettrées chez Gad, ou de ses propos sur JoJo le gilet jaune, au même niveau qu’un ministre sur un plateau télévisé.

Ces petites phrases, bien plus que de simples maladresses comme d’aucuns l’ont clamé, relèvent en réalité d’un vaste phénomène sociologique et d’une croyance profonde déjà soulignée par Pierre Bourdieu dans un court article, il y a de cela quelques années.

Mais avant d’aborder ce mouvement de fond et les conséquences qui en découlent pour le plus grand nombre, il me semble important de mentionner au préalable la thèse défendue par l’auteur.

Dans son article intitulé « Le racisme de l’intelligence », paru dans Le Monde diplomatique, Pierre Bourdieu soutient une thèse assez iconoclaste.

Il affirme qu’il n’existe pas qu »un seul racisme, mais plusieurs formes de racisme.

Curieusement, le racisme qui est systématiquement dénoncé par une partie des élites au capital culturel et économique élevé concerne toujours des comportements typiquement associés aux individus à capital culturel et économique peu élevé, tels que le beauf qui peut par exemple pousser des cris de singe dans un stade.

Cependant, dans le même temps, nos classes dirigeantes font volontairement abstraction ou ignorent le racisme social, parfois virulent, qui émane de leur propre groupe social.

Ce racisme, plus subtil, est ce que Pierre Bourdieu appelle « le racisme de l’intelligence ».

Mais en quoi consiste précisément ce fameux racisme de l’intelligence ?

Il repose sur la croyance en une hiérarchie sociale fondée sur l’intelligence supposée, où la possession de diplômes, de titres universitaires et académiques, devient le gage de « l’intelligence » et justifie la domination des nouvelles classes dirigeantes.

Pour rappel, et ce qu’importe les civilisations, les classes dominantes n’ont jamais eu de cesse de vouloir justifier leur domination. Par le passé, elles ont par exemple justifié leur domination en prétendant appartenir à une classe à part, d’une essence différente et supérieure à celle du reste de la population. Certains rois (Pharaons, souverains français) prétendaient par exemple être les représentants des dieux, voire des descendants directs des dieux, tandis que les aristocrates se vantaient de descendre d’ancêtres mythiques.

Dans une société largement religieuse et composée en grande partie de personnes peu instruites, ces justifications avaient un certain poids au vu de la crédulité générale/ou foi religieuse qui régnait alors.

Cependant, dans une société sécularisée comme la nôtre, où les superstitions et les croyances religieuses ont reculé, les arguments rationnels, laïcs, et scientifiques priment désormais. Ainsi, si Emmanuel Macron, Bolloré ou Bettancourt venaient justifier leur pouvoir économique ou politique par un lignage « divin » remontant à Zeus ou Thor lors d’un journal télévisé, ils seraient immédiatement moqués par l’ensemble de la population.

Nos classes dirigeantes ne pouvant plus recourir à de tels arguments pour justifier leur domination sur la société, l’association [intelligence = possession de diplômes ] est devenue, selon Bourdieu, le nouvel argument permettant aux classes dirigeantes de justifier leur position.

Le racisme de l’intelligence est donc la manière dont les dominants ont cherché et cherchent désormais à produire une « théodicée de leur propre privilège », comme l’a formulé Weber. Il s’agit de justifier avant tout l’ordre social qu’ils dominent en se considérant comme naguère d’une essence supérieure.

Pis encore. On assiste même à une naturalisation des inégalités dans ce domaine dans les discours de bon nombre d’entre eux. Ce racisme de l’intelligence prend ainsi une forme plus insidieuse. Il s’agit de naturaliser les inégalités en prétendant que certaines personnes sont naturellement plus intelligentes que d’autres, et que cela justifie leur position dominante dans la société.

Ces discours véhiculent l’idée que l’intelligence est une qualité innée et immuable, déterminée par des facteurs biologiques ou génétiques, plutôt que le résultat d’un ensemble complexe de facteurs sociaux, économiques et culturels.

Ainsi, les classes dirigeantes, en se basant sur cette conception de l’intelligence, se justifient et perpétuent leur domination en prétendant être les détentrices de cette intelligence supérieure. Elles valorisent les diplômes et les titres universitaires comme preuves de cette supériorité intellectuelle, excluant ainsi ceux qui n’ont pas accès à ces privilèges académiques ou en faisant croire que ceux qui réussissent académiquement sont plus méritants et plus dignes de positions de pouvoir et de privilège.

En réalité, cette conception de l’intelligence comme critère de valeur et de légitimité est profondément problématique. En plus de proposer une définition ou une appréhension de l’intelligence fallacieuse, de nombreux travaux ont montré que le fait de naître dans une famille à haut capital culturel et économique constituait un avantage non négligeable pour les élèves favorisés en termes d’acquisition de titres académiques/universitaires.

Lorsque tout petit, vous avez en effet eu accès au théâtre, à des séjours linguistiques, à un univers de livres, à la possibilité de jouer des instruments à la maison ou d’être dans un club de musique, en plus de disposer grâce à papa et maman d’un carnet d’adresse pour les meilleures écoles, il va sans dire que vous démarrez votre vie scolaire et universitaire avec plus de facilité que des écoliers étant nés dans des familles moins favorisées ou des étudiant devant jongler entre un voire deux boulots et leurs partiels pour réussir leur année universitaire.

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Partant de là, et c’est là où je me permets d’élargir le propos de l’auteur, les innombrables petites phrases d’Emmanuel Macron – et de nombreux éditorialistes – peuvent être comprises à la lumière de l’article de Bourdieu.

En effet, si l’on considère que seuls les plus intelligents – en raison de leurs diplômes – savent ce qui est bon pour le pays et doivent diriger, il est tout à fait « scandaleux » pour nos élites dirigeantes que des personnes comme Jojo le prolo/gilet jaune aient le même statut qu’un ministre sur un plateau de télévision.

Il doit également être scandaleux pour bon nombre de nos dirigeants que la population puisse manifester contre une réforme, car, en fin de compte, seuls les compétents et les intelligents savent ce qui est bon pour le pays.

Certains pourraient trouver cette vision risible, voire caricaturale, et penser que seuls les adeptes de cette idée y croient. Cependant, ce n’est pas le cas. Cette croyance ne se limite pas aux seules classes dominantes, mais est également intériorisée, plus ou moins, par chacun d’entre nous.

Il suffit de jeter un coup d’œil aux réseaux sociaux ou d’observer notre comportement quotidien pour constater comment certains se comportent, par exemple, envers les éboueurs ou les caissières.

Les réflexions qui émanent rapidement de certains parents lorsque leurs enfants occupent des emplois peu rémunérés ou dépendent des minima sociaux sont révélatrices de cette mentalité. Qui n’a pas entendu au moins une fois dans sa vie la phrase suivante : « Tu vois, si cette personne est à la rue ou à ce poste, c’est parce qu’elle n’a pas très bien travaillé à l’école ».?

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, cette mentalité est encore profondément ancrée dans notre société et influence malheureusement nos interactions quotidiennes ainsi que notre perception [de la valeur ] des autres. Elle influence également, et probablement de manière plus significative, les personnes qui sont victimes de ce « racisme de l’intelligence ».

J’avais récemment abordé ce sujet dans un article que j’ai rédigé il y a quelque temps. Beaucoup de gens, bien qu’ils soient de véritables encyclopédies vivantes dans de nombreux domaines, sont par exemple convaincus de ne pas être intelligents. Certains se considèrent comme des nuls simplement parce qu’ils n’ont pas obtenu le baccalauréat, de diplômes universitaires ou une certaine culture générale classique. Combien de fois, au cours de nombreuses discussions, ai-je entendu des personnes se dévaloriser, refusant de participer à des réunions publiques car elles estimaient ne pas être assez intelligentes, persuadées que leur avis – même en tant que citoyen – ne serait pas pertinent ?

Cette dévalorisation de soi est profondément influencée par le climat de « racisme de l’intelligence » qui prévaut dans notre société. Les personnes qui ne correspondent pas aux critères traditionnels de l’intelligence académique sont marginalisées et considérées comme moins capables de contribuer ou de comprendre les enjeux sociétaux complexes. D’ailleurs, combien de fois n’ai-je pas entendu sur des plateaux télés le fait que la politique devait être réservé à quelques-uns (les fameux professionnels de la politique, énarques, lauréats de science po, HEC) et non pas à des citoyens lambda ?

Pour exemple, un des participants récurrents d’une radio dont je ne citerais pas le nom s’était étonné qu’une femme de chambre (Rachel Keke), sans le bac, puisse être élue députée. Lorsque Adrien Quatenens venait d’être d’élu en 2017, nombre de députés de la majorité l’affublaient du sobriquet « député call-center » (en raison du métier qu’il faisait autrefois). Et je pourrais multiplier les exemples ! Pourtant, ces députés nous ont amplement prouvé que la rhétorique, la pertinence de certains discours, voire l’intelligence [de leur raisonnement] ne peut être réduite à un simple diplôme ou à des titres académiques. De manière générale, l’intelligence est d’ailleurs multiple, diverse et se manifeste de différentes manières.

Quoi qu’il en soit, et surtout histoire de conclure, je pense que nous ne devons pas prendre à la légère les petites phrases d’Emmanuel Macron et considérer cela comme de simples dérapages.

Ces petites phrases et discours ne sont pas simplement des maladresses, mais révèlent au contraire un phénomène sociologique plus vaste, une croyance en une hiérarchie sociale basée sur l’amalgame intelligence = diplômes académiques, avec son lot de mythes (Le mythe de la méritocratie, du self-made man), qui participent de manière inconsciente à notre impuissance démocratique, qui conduisent bon nombre de citoyens/citoyennes à estimer ne pas avoir les moyens/capacités de participer au débat public et de délibérer.

Or la démocratie, ce n’est pas l’oligarchie ou l’aristocratie. La démocratie, c’est l’affaire de tous. Et chacun doit et devrait pouvoir discuter au sein de l’agora et participer à la délibération collective…

Un commentaire sur “Quelques réflexions de Pierre Bourdieu à partir du cas Macron

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  1. Analyse pertinente, d’autant qu’aujourd’hui les étudiants pauvres se retrouvent dans des postes indispensables (comme caissiers) et si peu valorisés. Les enfants de cette fausse élite ne craignent rien, ils ont leurs écoles, ils sont déconnectés du monde réel, et apprennent très vite à être au-dessus de cette populace inculte. Sauf quelques rares exceptions des deux côtés.

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