De la « langue de Molière » à l’écriture inclusive : Quelques réflexions sur la question épineuse du langage inclusif

🔺Le sujet crispe et passionne ! Je le sais ! Et je suis même persuadé que non seulement je suis minoritaire sur cette question d’écriture inclusive, mais qu’en plus la plupart des lectrices et des lecteurs ne prendront même pas la peine de lire l’argumentaire mais réagiront de manière épidermique et virulente à la simple lecture du titre. Mais bon, je vais quand même essayer – tant bien que mal – d’exposer mon point de vue sur le sujet 🙂]

A PROPOS DE L’ÉCRITURE INCLUSIVE/ LANGAGE INCLUSIF

D’un point de vue conceptuel, le langage peut se définir – de manière générale– comme tout système de signes permettant la communication et l’échange d’information. Dans son acception la plus minimale, le langage aurait donc d’abord vocation à transmettre des informations, à l’image du “langage” ou de la communication des autres espèces animales (danse des abeilles, les sons produits par certaines espèces pour prévenir de l’arrivée des prédateurs, les décrire etc.)

Seulement voilà, en ce qui concerne l’espèce humaine, cela fait bien longtemps que le langage humain a transcendé ces simples fonctions primitives d’alerte et de description, et est devenu un moyen essentiel par lequel nous pouvons décrire/signifier des concepts abstraits, penser, créer, exprimer une gamme infinie de sentiments; de sorte qu’on pourrait légitimement affirmer que le langage est le pilier fondamental de la culture, de la pensée, et même ce qui fonde notre humanité, ou ce que d’aucuns nomment la nature humaine.

Raison pour laquelle il est l’objet de tant de passions et de débats.

Parmi les sujets d’actualité qui suscitent d’ailleurs énormément de controverses et de tension de nos jours, la question du langage inclusif (écriture inclusive étant inclus dans ce langage) occupe une place prépondérante; le point médian étant devenu pour certains un symbole de ce qu’ils perçoivent comme la décadence de la France, du “totalitarisme wokiste/féministe/gauchiste/lgbt”/ et que sais-je encore d’activistes.

Il m’a donc semblé nécessaire de revenir sur cette question dans cet article, car j’ai l’impression qu’à chaque fois qu’il est question de ce sujet dans l’actualité, il y a énormément de malentendus voire de contre-vérités, et d’hypocrisie qui circulent sur le sujet.


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L’une des critiques les plus récurrentes à l’encontre de l’écriture inclusive consiste à affirmer qu’elle altèrerait la langue française, la rendrait inutilement complexe, désarçonnant au passage les jeunes générations qui se sentent perdues face à cette évolution.

Pour l’Académie française et ses affidés, l’écriture inclusive mettrait même en danger (mortel!) la fameuse langue de Molière.

A ce stade, il me semble déjà intéressant de noter que l’utilisation d’expressions telles que « la langue de Molière » par un bon nombre de contempteurs de l’écriture inclusive – sous-entend déjà que le français serait demeuré inchangé depuis le XVIIe siècle, ou du moins que cet état ancien de la langue devrait être privilégié par les locuteurs et locutrices actuels.

De manière générale, pour les contempteurs de l’écriture inclusive ou du langage inclusif, toucher à la langue, ce serait là quelque chose de totalitaire.

La langue devrait être une instance plus ou moins neutre, ou, a minima, il ne devrait pas y avoir de manipulation ou d’usages idéologiques de la langue.

Le truc – comme disent les jeunes – c’est que le langage a toujours été un champ de bataille idéologique (pendant longtemps menée et gagnée par les dominants) et une instance discursive propice aux manipulations.

*Qu’on pense seulement à la rhétorique qui est utilisée dès l’antiquité par des groupes sociaux dominants, dans le but explicite de MANIPULER l’auditoire. L’ art oratoire est d’ailleurs critiquée par le personnage Socrate (dans le Gorgias de Platon ) qui voit cet outil discursif comme l’art de flatter, de dire aux gens ce qu’ils souhaitent entendre, de dire tout sauf la vérité, de rendre aux yeux du public ou de l’auditoire un sage ou un savant moins convainquant que le beau parleur ignorant. En somme, le rhéteur – qui bien souvent est un privilégié à l’époque – manipule les affects de son auditoire, est capable – comme le dit Gorgias – de faire de tout homme libre son esclave.

*On pourrait également évoquer les entreprises de masculinisation du langage par les élites masculines entre le XIIIe et le XIVe siècle/ ainsi qu’au XVIIe jusqu’au début du XXe siècle, comme l’analyse l’universitaire Eliane Viennot. L’un des exemples les plus connus de cette entreprise de masculinisation de la langue française est l’une des règles relatives aux accords (Le masculin qui l’emporte sur le féminin), une règle qui n’a pas toujours prévalu et qui fut imposée arbitrairement, entre autres, dans une dynamique de domination d’un sexe sur l’autre.

C’est également au cours de la même période que de nombreux noms de métiers féminins, jadis en usage, furent combattus et effacés par des académiciens, comme autrice, ambassadrice, philosophesse, peintresse, avant de réapparaître progressivement de nos jours, souvent suscitant d’ailleurs des réactions passionnées, notamment en ce qui concerne le terme « autrice ».

*Et je ne vous parle même pas des formes contemporaines de la domination et des manipulations langagière qui se manifeste par exemple dans ce que certains (parmi lesquels l’excellent Franck Lepage) a nommé “la langue de bois” et d’autres une sorte de novlangue “managériale/de l’entreprise”.


Une domination et une manipulation langagière qui va consister notamment :

→ Dans l’euphémisation voire la dissimulation de situations tragiques ou d’exploitation, ainsi que la dissimulation de l’aspect parfois pénible ou dévalorisant de certains métiers aux yeux du grand public. Par exemple, « exploité » deviendra « personne défavorisée », « caissière » deviendra « hôtesse de caisse », et « femme de ménage » deviendra « technicienne de surface », etc. Dans un contexte plus sombre, des bombardements sur des populations deviennent des « frappes chirurgicales » ou des opérations de « pacification du territoire », et des pertes humaines sont qualifiées de « pertes collatérales ».
→ Dans la réification des individus par le biais d’expressions telles que « RESSOURCES humaines » ou « marché de l’emploi » (Usages assez éloquents)
→ Dans la criminalisation les mouvements sociaux : où la grève sera qualifiée de « prise d’otages », où des gens à la sensibilité écologique seront présentés comme des « éco-terroristes » ou des « Khmers Verts ».
→ Dans le fait vider les mots de leur contenus avec des pléonasmes comme “démocratie participative”, “citoyenneté active”.

Bref autant de procédés visant “à rendre vraisemblables les mensonges, respectables les meurtres, et à donner l’apparence de la solidité à ce qui n’est que vent” pour reprendre les propos d’Orwell en matière de langage politique.

***

Il apparaît donc que langage n’a jamais incarné une instance plus ou moins neutre. Bien au contraire, le langage a toujours été le théâtre de manipulations et d’usages idéologiques (majoritairement aux mains des puissants).

Sauf qu’aujourd’hui – oui, c’est vrai – un petit caillou est venu se mettre dans l’engrenage.
De nouveaux acteurs, en l’occurrence de nouvelles actrices, ont pris part à ce jeu ou à ce champ de bataille.
Des individus, des minorités, des groupes sociaux jusqu’à présent privés de voix, s’efforcent à présent de rétablir l’équilibre qui a longtemps penché d’un côté – de manière à rendre l’univers discursif plus ou moins égalitaire, ou du moins plus ou moins vraisemblable par rapport à la société dans laquelle nous vivons (Il est d’ailleurs assez intéressant de remarquer que les débats à propos de l’écriture inclusive/du langage inclusif commencent précisément dans les années 2000-10 avec l’essor notamment des réseaux sociaux – C’est-à-dire au moment où les dominants doivent céder un peu de leur magistère de la parole).

Et en soi, je trouve plutôt cela assez sain, voire salutaire ! – Le problème n’étant pas tant qu’il y ait des manipulations ou des usages idéologiques de la langue, mais plutôt que cela penche toujours d’un côté, généralement du côté des groupes sociaux au-dessus de la pyramide.

Et ce n’est pas là une lubie de féministe, ou une question anodine/une question de pure forme (La forme étant d’ailleurs “le fond qui remonte à la surface.” pour reprendre les mots de Victor Hugo)

Nous pensons bien souvent à partir des mots (2). Sans pour autant souscrire entièrement à l’hypothèse de Sapir-Whorf, qui prétend que les catégories linguistiques déterminent les représentations mentales (autrement dit, la perception du monde dépend du langage)- une perspective qui a engendré et continue de susciter des controverses scientifiques – les recherches actuelles en psycholinguistique indiquent que la centralisation systématique du masculin (dans certaines langues) n’est pas naturelle pour notre cerveau.(3)
Pis encore, cette disposition a un impact sur la manière dont nous appréhendons la réalité, engendrant des conséquences tangibles dans notre vie quotidienne. Donc l’argument qui consisterait à dire qu’il y a des combats plus importants sous-estime grandement le formatage et la puissance du langage dans les esprits (L’Histoire nous a suffisamment montré et nous montre encore d’ailleurs à quel point on ne saurait traiter ce sujet à la légère (4)).

Dans cette optique, le recours à un langage inclusif ne m’apparaît donc pas comme étant fondamentalement absurde (Le point médian n’étant d’ailleurs qu’une infime partie de l’écriture inclusive, écriture inclusive elle-même incluse dans un ensemble plus vaste), d’autant que la langue française était par bien des manière bien plus inclusive par le passé comme le démontre Eliane Viennot.

Pour rappel, encore une fois, et parce qu’il y a eu beaucoup de malentendus et de contre-vérités sur le sujet, l’écriture inclusive est un « ensemble d’attentions graphiques et syntaxiques permettant d’assurer une égalité des représentations entre les hommes et les femmes » et qui repose en réalité sur 3 principes :
-Accorder les fonctions, les métiers mais aussi les titres et grades en fonction du genre.
-Au pluriel, le masculin ne l’emporte plus sur le féminin. Il faut inclure les deux sexes grâce au point milieu.
– Privilégier le recours à des termes beaucoup plus universels comme « les droits humains » (à la place des « droits de l’homme »).

Ainsi, la féminisation – ou plutôt la re-féminisation des noms de métiers – que tout le monde admet aujourd’hui sans difficulté (qui va encore crier au scandale si on dit “Mme la ministre” ?), l’utilisation de termes épicènes, le recours à la règle de proximité (qui était la règle en vigueur autrefois !) ou la règle de majorité, l’emploi des doublons du style « les candidates et candidats » contribuent à l’inclusion linguistique.

Pour conclure sur cette affaire d’écriture et de langage inclusif, je dirai simplement que se remémorer également que de Gaulle utilisait parfois des doublons au début de certaines de ses allocutions « Françaises, et Français » (un procédé inclusif donc !) pourrait peut-être – sait-on jamais ! – décrisper les plus réacs et les amoureux/amoureuses les plus fanatiques de la langue française.

Wilfried M.


1) Certains estiment que le langage n’est pas le propre de l’humain. Montaigne critiquait déjà la croyance selon laquelle les hommes seuls disposeraient du langage. Il semblerai donc que Montaigne ait été visionnaire sur ce coup car de nombreuses recherches semblent aller dans ce sens

2) D’après le philosophe Hegel, c’est le mot qui donne à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie. « C’est dans les mots que nous pensons ».

3) Je vous renvoie à ce titre à l’ouvrage des deux chercheurs en psycholinguistique, Pascal Gygax et Sandrine Zufferey, auteur de l’ouvrage Le cerveau pense-t-il au masculin ?. L’ouvrage compile un certain nombre d’expériences. Je vous renvoie également à la vidéo de la youtubeuse Scilabus – qui a compilé un certain nombre d’études issues de la littérature scientifique

4) Hitler incarne à ce propos l’une des figures les plus emblématiques de la puissance que peut avoir les discours et l’art oratoire sur les foules.

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