Le piège des mots : Comment le langage verbal nous empêche en réalité de vraiment comprendre l’autre

Les Amants de Magritte

“ Nous échouons à traduire entièrement ce que notre âme ressent : la pensée demeure incommensurable avec le langage” disait le philosophe Bergson.

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Je ne sais pas si vous avez vu le film “Marriage Story”. C’est l’histoire d’un couple qui vit une relation idyllique, et qui finit par se déchirer.

Le film est bien évidemment très intéressant, la question de la séparation est abordée avec subtilité (de mon point de vue), mais l’un des des questionnements sous-jacents du film qui m’a le plus intéressé/interpellé, c’est en réalité cette incompréhension mutuelle entre les deux partenaires.

Voici des personnes qui s’aiment, et qui se sont aimées sincèrement, et qui n’arrivent pourtant pas/plus à communiquer, à se faire comprendre. Comment expliquer cette étrangeté ? A quoi cela tient-il ?De manière générale, pourquoi les échanges se transforment parfois en pugilats – entre personnes pourtant sincères et animées de meilleures intentions ?

Quelques éléments de réponse à la lumière de Bergson.

Pour Bergson, les mots ne traduisent pas convenablement ce que nous percevons ou ressentons.

Les mots sont en effet des conventions utiles, des étiquettes, commodes pour une communication rapide entre individus, rapidement mais qui peinent à retranscrire/restituer la subtilité de nos sentiments, de nos sensations et vécus, l’intensité de notre peine etc.

Exemple : Lorsqu’on va vouloir exprimer ce qu’on ressent à notre mère, fille, bien-aîmée, coach, nous aurons tendance à utiliser un même mot-général pour des réalités complètement différentes.

“Je t’aime ma fille”/ “Je t’aime maman”/ “J’aime le Basket”/ “Je t’aime chéri”.

Or l’amour que nous ressentons pour notre enfant diffère de ce que nous ressentons pour notre parent, amante etc. Et d’ailleurs, l’amour au sein d’un couple X n’est pas le même au sein d’un couple Y.

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Le langage, nous explique d’un certaine manière Bergson, est donc une instance qui dresse des murs entre nous et les autres. Lorsque nous communiquons, nous utilisons en réalité des mots désincarnés qui vont voiler sous des catégories générales comme “l’amour, le bonheur, la douleur etc.” la singularité de nos sentiments, l’intensité et la spécificité de nos expériences vécues… De sorte que lors d’un échange, autrui sera incapable de comprendre ce que vous ressentez réellement. D’où les innombrables disputes, les malentendus etc

Bernard Werber a, me semble-t-il, assez bien résumé ce processus lorsqu’il dit : « Entre ce que je pense, ce que je veux dire, ce que je crois dire, ce que je dis, ce que vous avez envie d’entendre, ce que vous entendez, ce que vous comprenez… Il y a dix possibilités qu’on ait des difficultés à communiquer. Mais essayons quand même.. »

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Au terme de cet article, une conclusion pourrait sembler s’imposer. Le langage n’ayant pas la capacité de tout dire, le langage se bornant à exprimer des généralités, les êtres humains (conjoints, parents, collègues, amis etc.) ne se comprendront jamais.
Seulement voilà, il y a malgré tout une bonne nouvelle les amis !

Il est possible de se rapprocher de l’idéal d’une compréhension, par le recours à ce que le célèbre linguiste Roman Jakobson appelait la fonction poétique du langage, et de manière générale, à l’usage de l’Art.

Grâce à l’art en effet, les mots-généraux acquièrent une charge émotive et singulière sans précédent.

Je vais prendre mon cas. Tout petit, grâce à l’école, des articles, j’ai appris ce qui s’était passé durant la seconde guerre mondiale (La Shoah), durant la période de l’esclavage etc.
Je savais que c’étaient là des épisodes tragiques de l’histoire humaine, mais au fond, c’était assez désincarné, voire indifférencié car c’étaient là, dans ma tête, des maltraitances, tueries, mais surtout des dates à retenir, des siècles, des noms de dirigeants au milieu d’autres noms et dates dans ma culture générale naissante.

Et puis, j’ai eu la chance de tomber un jour – je devais être en 6e – sur un ouvrage relatif à la Shoah, et là, quelque chose s’est passé dans ma tête. C’était le journal d’Anne Frank. La lecture de cet ouvrage m’avait beaucoup affectée.
Un peu plus tard, , j’ai également eu la chance de lire “Si c’est un homme de Primo Levi”, et d’autres ouvrages de fiction/témoignage relatifs à l’univers concentrationnaire qui m’ont affecté et m’ont permis d’avoir un aperçu du vécu des rescapés.

De manière générale, l’art (les romans, la poésie, les films etc.) a cette capacité à dire l’indicible, l’ineffable.

C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les grandes oeuvres romanesques, films etc ont parfois été l’occasion d’une prise de conscience généralisée par grand public et de grands débats de société, alors que des publications scientifiques/des articles parlaient de ce sujet depuis des décennies.

Bref à l’heure où certains minorent l’importance de la littérature et des arts, au profit de la technique qui est extrêmement valorisée de nos jours; à l’heure où ce monde se meurt (du fait des conflits, guerres, crises, du dérèglement climatique etc.) je pense au contraire que c’est l’art qui nous sauvera (peut-être) tous; que plus il y aura d’art, plus les Hommes seront « humains », ou du moins, seront meilleurs [même si l’ami Rousseau développe une thèse contraire dans son célèbre Discours sur les Sciences et les Arts ]

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« Qu’est-ce que l’artiste ? C’est un homme qui voit mieux que les autres car il regarde la réalité nue et sans voiles. Voir avec des yeux de peintre, c’est voir mieux que le commun des mortels. Lorsque nous regardons un objet, d’habi­tude, nous ne le voyons pas ; parce que ce que nous voyons, ce sont des conventions interposées entre l’objet et nous ; ce que nous voyons, ce sont des signes conventionnels qui nous permettent de reconnaître l’objet et de le dis­tinguer pratiquement d’un autre, pour la commodité de la vie. » Henri Bergson

« J’écoute parfois les voix sans me laisser distraire par les mots qu’elles portent. Ce sont les âmes que j’entends. » – Christian Bobin

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